
Laurent Le Bon est un conservateur de musée français. Il est diplômé de l’IEP (Institut d’Études Politiques) de Paris et de l’École du Louvre. Il devient président du Centre Pompidou-Metz en 2010, après avoir participé au projet de création de cette institution. Depuis le 3 juin 2014, Laurent Le Bon préside le Musée Picasso. Il a rencontré Giorgio Fidone le 23 novembre dernier pour nous présenter les aspects de son métier, placé au coeur de la scène artistique.
(Légende de la photographie de l’en-tête d’article : Façade de l’hôtel Salé, © Musée national Picasso-Paris, 2015/Fabien Campoverde)
Le choix du métier, et son rôle
Pour être conservateur de musée en France, il est nécessaire de passer le concours de conservateur du patrimoine. Des préparations sont assurées par l’École du Louvre, Paris I, Paris IV, Paris Nanterre et Lille III ainsi que certaines universités en province. L’ENP (École des Neurosciences Paris) propose également une classe préparatoire intégrée. La plupart des conservateurs de musée sont fonctionnaires, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’est pas obligatoire de faire des études d’histoire de l’art. Bien sûr, il y a quelques exceptions à l’exigence de passer ce concours.
Pour ma part, j’ai commencé par étudier l’histoire de l’art à l’école du Louvre. Après avoir passé le concours, j’ai d’abord travaillé au sein du Ministère de la Culture où j’étais inspecteur de la création artistique : je m’occupais de la commande publique. Puis, j’ai obtenu mon premier poste de conservateur au Centre Pompidou, en 2000; j’avais une trentaine d’années. C’était un réel plaisir d’être dans ce bâtiment, qui a aujourd’hui 40 ans et qui est à mes yeux une machine à rêver extraordinaire. J’étais placé au sein d’une équipe dirigée par Alfred Pacquement, dans les collections historiques. Puis, entre 2005 et 2014, j’ai partagé ma vie entre les villes de Paris et Metz pour travailler au Centre Pompidou-Metz. Désormais, je travaille au Musée Picasso.
Le rôle principal du conservateur dans un musée comme le Centre Pompidou est de s’occuper de la collection au quotidien. Le conservateur a également pour tâches de gérer les réserves, de se renseigner, d’acheter des oeuvres. L’achat des oeuvres est à l’initiative d’une commission, limitée par un budget annuel. Pour compléter les collections, on acquiert des oeuvres en galerie, en salles de vente… En 2008, j’ai fait entrer une planche de bande dessinée de Tintin, signée Hergé dans les collections du Centre Pompidou. Je tenais à révéler la dimension artistique de cette forme de graphisme. On peut aussi compter sur les donateurs : Maya Widmaier-Picasso a ainsi offert au Musée Picasso la moitié d’un dessin représentant Apollinaire. Comme le centre possédait l’autre moitié, le portrait a pu être recomposé. C’était un moment émouvant.
L’exposition Dada au Centre Pompidou de Paris
L’un des projets qui m’a le plus marqué durant ces quelques années passées au Centre Pompidou de Paris est l’exposition “Dada” qui s’est déroulée entre octobre 2005 et janvier 2006. Cela restera pour moi l’exposition la plus importante que j’ai pu organiser dans ce lieu. Une exposition de cette ampleur se prépare en 3-4 ans, elle comportait plus de 1000 numéros au catalogue.
Le choix de ce thème était motivé par le faible nombre de focus sur ce mouvement. Alors que l’équipe avançait dans la mise en place de l’événement, nous avons pris conscience qu’un projet semblable était en cours de réalisation aux États-Unis ; nous avons donc décidé d’unir nos forces. Après avoir exposé à Paris, l’exposition s’est poursuivie à la National Gallery of Art à Washington, puis au MoMa de New York. Suite à cette expérience, j’ai rédigé un livre qui raconte l’histoire de cette exposition en trois lieux : « Dada, Paris-Washington-New York ».
Le mouvement Dada est sans doute l’un des mouvements les plus extraordinaires des avant-gardes; il a irrigué l’histoire de la création des XXe et XXIe siècles. On a coutume de le présenter par zones géographiques : tout a commencé en Suisse où il y avait un foyer très important, puisque le mouvement est né à Zurich, avec des personnalités comme Tristan Tzara, Jean Arp, puis le mouvement s’est étendu dans toute l’Europe jusqu’aux Etats Unis. Dans le mouvement allemand, on connaît trois grandes zones : Hanovre, avec Kurt Schwitters, Cologne avec Max Ernst et la folie Dada à Berlin avec Johannes Baader. Il s’est également développé à New York, autour de grandes figures, telles que Man Ray, Marcel Duchamp, et Picabia. Ce mouvement a concerné également des femmes, comme on peut le voir par exemple avec le travail de Sophie Taeuber-Arp.
Il est également frappant de constater le caractère pluridisciplinaire de ce mouvement : les artistes Dada réalisaient aussi bien du collage, des sculptures, des peintures, des performances…
Enfin, c’est un mouvement qui continue à inspirer : quand on observe bien le monde artistique contemporain, on constate qu’il comporte beaucoup de références au mouvement Dada.

Avec cette exposition, j’avais envie de casser l’image négative de ce mouvement. Souvent perçu comme nihiliste ou destructeur, il est à mon sens productif et créateur. Pour pouvoir créer, il fallait commencer par détruire. Par ailleurs, je souhaitais rompre avec la présentation géographique du mouvement, usuellement retenue. Pour ce faire, j’ai conçu une scénographie nouvelle, une sorte d’océan dans lequel je voulais plonger le visiteur. On y avançait sans chemin prédéterminé, grâce à un système de grilles qui s’inter-connectaient pour permettre à chaque visiteur d’avoir son propre parcours, et donc sa propre lecture.
L’aventure du Centre Pompidou-Metz, un centre en région.
À la fin des années 1990, à l’initiative de Jean-Jacques Aillagon, un deuxième Centre Pompidou a été fondé en région : l’idée était de créer des lieux nouveaux pour montrer la collection hors de Paris. Le projet a été concrétisé à Metz, car c’est la seule ville qui ait accepté de le financer entièrement. Ce dernier a coûté environ 70 millions d’euros. Chaque année, les collectivités territoriales, la ville, la région, la métropole alimentent le budget annuel du musée, à hauteur de 9 millions d’euros. Le musée ne possède pas de collection. Les expositions sont constituées de prêts qui viennent de plusieurs endroits, notamment du Centre Pompidou de Paris qui prête des oeuvres de sa collection. Toutefois, il ne faut pas voir le Centre Pompidou de Metz comme une “filiale” : pendant dix ans, je me suis battu pour éviter cet amalgame; à Metz, le Centre est complètement indépendant et peut avoir sa propre politique tout en conservant les valeurs, l’esprit du Centre Pompidou : l’innovation, l’ouverture à tous les publics, la pluridisciplinarité. De plus, le public est très différent de celui de Paris.
Pendant les cinq années que j’ai passées au Centre Pompidou de Metz, j’ai organisé une trentaine d’expositions différentes. L’exposition inaugurale, de mai 2010 à septembre 2011, s’appelait « Chefs-d’oeuvre ? » et portait sur la notion de chef-d’oeuvre, son histoire et son actualité. Elle rassemblait de nombreuses oeuvres rarement prêtées; il s’agissait probablement de la plus grande opération de prêt d’exception de toute l’histoire du Centre Pompidou.

L’art, de l’ancien au contemporain
La problématique de l’exposition de l’art moderne et contemporain dans des lieux historiques m’a toujours intéressée. En tant que conservateur d’art moderne et contemporain, je m’intéresse aussi bien au passé qu’au présent. Je pense qu’il faut avoir des connaissances de l’art qui nous précède pour comprendre la création actuelle. On se perd lorsque l’on jongle entre les périodes, mais j’aime bien me perdre. Ce sont des questionnements que j’ai abordés tout au long de ma carrière.
À Versailles, j’ai ainsi participé à l’introduction de l’art contemporain au Château ; cette nouveauté a été annoncée dans le programme du Grand Versailles en octobre 2003, à l’initiative de la ministre de la Culture, Madame Albanel, et de Jean-Jacques Aillagon. C’est à cette occasion qu’est né l’événement culturel « Versailles off », dont j’ai eu la chance d’être nommé commissaire. Au départ, cette manifestation durait deux jours. Chaque année pour l’occasion, on invitait une trentaine d’artistes à concevoir des oeuvres dans le Château, dans le parc ou ailleurs. Quand Jean-Jacques Aillagon a été nommé Président du Château de Versailles, nous avons modifié le projet car je considérais que l’on montrait beaucoup d’artistes sur une trop courte période. J’ai donc choisi de réaliser des expositions monographiques sur une durée plus longue. Il me semblait alors qu’on ne pouvait montrer que des sculptures à Versailles, qu’il était compliqué d’y accrocher des peintures. C’est pourquoi j’ai choisi d’exposer Jeff Koons qui m’intéressait, notamment car ses oeuvres offraient, selon moi, un dialogue possible avec le Château. Par ailleurs, elles n’avaient jamais été montrées en France. On voyait beaucoup de reproduction de cet artiste à l’époque, or le métier de conservateur est de montrer la réalité des oeuvres.
Ce travail de réflexion entre ancien et présent, je le poursuis au Musée Picasso, qui change tout par rapport au Musée de Metz : tout les oppose. Le Centre Pompidou de Metz est un bâtiment neuf, sans collection, situé en région. À l’inverse, le Musée Picasso est installé dans un bâtiment historique, avec une collection unique, au coeur de Paris. Il possède la plus importante collection d’œuvres de Picasso au monde, comptant environ 6000 oeuvres.
De l’art et des stars
Pour récompenser et mettre en avant les artistes contemporains, Alfred Pacquement a mis en place il y a 16 ans le prix Marcel Duchamp. Comme il existait le Turner Prize à Londres, il fallait créer un prix parisien. Je n’y ai jamais participé. Chaque année, un certain nombre d’artistes est sélectionné par un jury d’environ quatre personnes, composé d’un représentant du Centre Pompidou, l’héritière de Marcel Duchamp, des collectionneurs français,… Cette année, par exemple le jury est composé de Iwona Blazwick, directrice de la Whitechapel Art Gallery à Londres, Bernard Blistène, directeur du Centre Pompidou de Paris, Manuel Borja-Villel, directeur du Musée national centre d’art Reina Sofía à Madrid, Laurent Dumas, collectionneur et président d’Emerige, Gilles Fuchs, collectionneur et président de l’ADIAF, Erika Hoffmann, collectionneuse et Sammlung Hoffmann, et Akemi Shirana, représentante de l’association Marcel Duchamp pour le prix. Ensemble, ils choisissent un artiste après avoir fait une présélection.
La participation à l’événement parisien « Choices » en 2016
Cette année, j’ai été invité à être commissaire aux côtés d’Emilie Bouvard pour l’accrochage d’une exposition au Palais de Tokyo, dans le cadre d’une manifestation intitulée “Choices”, qui se présente comme étant le weekend des collectionneurs à Paris. L’événement, qui est un parcours de galeries choisies à Paris, propose des rencontres d’artistes, de commissaires d’expositions et la découverte de performances. Chaque année depuis 2014, Madame Papillon, la metteur en scène de l’événement, souhaite avoir un regard curatorial sur son choix de galeries et d’oeuvres et ainsi avoir une approche originale et inédite par rapport à un accrochage de galerie conventionnel.
Mon idée principale pour cet accrochage était de faire revivre une oeuvre d’Ellsworth Kelly qui venait de mourir. Je souhaitais faire une exposition en deux temps, introduite par une grande spirale devant cette oeuvre, pour déboucher sur une exposition classique. Toutefois, le projet de la spirale n’a pas été possible. Cette dernière a donc été remplacée par un immense mur, sur lequel étaient inscrits des textes sur les oeuvres, des histoires sur les galeries et des anecdotes inédites que l’on ne raconte pas lors d’une exposition classique. On pouvait ainsi découvrir les oeuvres avant de les voir, en lisant ces textes. Face à ce grand mur, j’ai placé ce chef-d’oeuvre intitulé “Fenêtre” d’Ellsworth Kelly, que le Musée national d’art moderne a accepté de me prêter et qui venait d’être donné au Centre Pompidou. L’artiste a peint la fenêtre qui donne sur l’avenue du Président Wilson. J’ai trouvé intéressant de le disposer à côté d’une fenêtre.
De la médiation à l’enseignement de l’art
J’aime faire des expositions, mais je n’en fais que si cela apporte quelque chose; aux gens qui viennent la voir. En général, j’ai envie de partager ces émotions artistiques, mais aussi de rencontrer des jeunes. Aujourd’hui, j’enseigne à l’École du Louvre dans la Classe Préparatoire au concours pour être conservateur. J’explique comment le concours fonctionne et j’en profite pour partager mes différentes expériences de conservateur de musée.
Giorgio Fidone,
Retranscription Agathe de Kermenguy
décembre 2016
