Alors que la littérature d’autres pays d’Afrique portait déjà avant les indépendances leurs premiers chefs-d’œuvre sur les fonds baptismaux, la littérature tchadienne, dernière née de cette valse, le faisait à peine en 1962. Les sujets ne manquaient certes pas, mais existait un retard dans la pénétration coloniale et l’appropriation tardive de l’école. Toutes choses qui ne l’empêchent pas pour autant de chercher son identité et son affirmation.
Parler d’une littérature tchadienne est un petit peu osé de notre part. En effet, il ne suffit pas d’avoir des écrivains, des œuvres littéraires pour parler d’une littérature à l’échelle nationale. Pour qu’il en soit ainsi, il importe d’avoir des critiques littéraires, des courants et/ou des mouvements d’idées suffisamment élaborés. En Sociologie de la littérature, comme le reconnaît expressément Escarpit : « Tout fait de littérature suppose des écrivains, des livres et des lecteurs, ou pour parler d’une manière plus générale, des créateurs, des œuvres et un public. Il constitue un circuit d’échanges, au moyen d’un appareil de transmission extrêmement complexe, tenant à la fois de l’art, de la technologie et du commerce, unit les individus bien définis (sinon nommément connus) à une collectivité plus ou moins anonyme (mais limitée) » (1). Il s’agit en substances d’une dynamique littéraire manifeste. Or actuellement, quand bien même un engouement est perceptible ici et là, parler d’une littérature tchadienne reste sujette à caution. Raymond relevait au sujet de « la littérature nationale », qu’elle désigne « l’ensemble des traits thématiques et linguistiques qui permettent de rattacher un corpus d’œuvres et de pratiques à un groupe ou une communauté historiquement et politiquement constituée » (2). Cette acception, pour significative qu’elle puisse paraître, cache mal l’omission d’importants éléments définitionnels, notamment les courants mobilisateurs, les critiques et l’éclosion véritable de certains genres littéraires comme la poésie, les romans policiers, les essais et les pamphlets. Au Tchad en effet, ce sont davantage la nouvelle et le théâtre qui dominent les écrits, en ce qu’ils « sont des formes facilement maniables et qui se prêtent facilement à la dénonciation » disait Ahmat Taboye, auteur du « Panorama critique de littérature tchadienne (Al mouna 2003).
Au demeurant, la littérature tchadienne mérite bien un focus, car elle est bouillonnante et prometteuse. Pour ce faire, il est judicieux dans un premier temps, d’explorer les thématiques fortes qui l’irradient ; et dans un second temps de décliner les contraintes y afférentes.
S’agissant des thèmes prisés de la littérature tchadienne, il faut souligner celui de « l’unité nationale ». Laquelle trouve sa justification dans les soubresauts et guerres fratricides ayant jalonné l’histoire politique de ce pays. Antoine Bangui-Rombaye en écrivant « Les ombres de Koh »(1963) plonge le lecteur dans les méandres du monde de l’au-delà (Koh, en langue gor au méridien tchadien). Lequel monde communique subtilement avec celui des vivants, en veillant sur lui, en l’orientant voire le corrigeant. L’auteur estime que la mémoire collective qui renaît des affres des guerres fratricides devienne « le miroir vivant de tous les enfants du Tchad ». L’ouvrage de Bangui est une autobiographie d’enfance, qui suggère en filigrane des pistes pour sédimenter l’unité nationale. Cette quête ardente d’unification et de valorisation de la richesse culturelle du terroir se dégage du recueil des contes de Joseph Brahim Seid, « Au Tchad sous les étoiles » (Présence africaine, 1962). Ouvrage dans lequel on peut lire : «Les innombrables enfants du Tchad, par la voix de l’un des leurs vous invitent, cher lecteur, à venir vous asseoir parmi eux(…) Ils vous demandent une chose : c’est vouloir partager avec eux la joie de leur candeur et de leur innocence. » Pour l’auteur en effet, le Tchad riche de son histoire, de sa géographie, de ses saisons et de sa diversité culturelle, appelle ses fils et filles à l’unité. Nous pouvons fort à propos estimer, avec cette figure de la littérature tchadienne, que la diversité est une richesse à capitaliser. C’est dans le même sillage que le sage africain Amadou Hampaté Bah affirmait que : « C’est la diversité des couleurs qui fait la beauté du tapis ». Avoir des cultures diverses ne devraient pas générer des conflits et antagonismes. De la gestion ingénieuse de ces différences, jaillira en effet la flamme de l’unité tant recherchée par la société tchadienne.
D’autres thématiques fortes de la littérature tchadienne tiennent à la dénonciation des traditions réputées rétrogrades ou nocives, à la condition faite aux femmes, à la misère endémique, aux abus du pouvoir et injustices qui en résultent, sans perdre de vue la guerre civile de 1979 avec la responsabilité des politiques. Cette tendance à la dénonciation systématique disséminée dans certains ouvrages constitue « la littérature tchadienne engagée ». Cette dernière s’observe chez Antoine Bangui (dans sa pièce de théâtre « Les prisonniers de Tombalbaye » (1980), dans laquelle il rapporte sans complaisance son expérience de prisonnier, sous le règne du premier Président du Tchad, Ngarta Tombalbaye). La littérature engagée est également le champ de prédilection du dramaturge Baba Moustapha, tel qu’il ressort de sa pièce « Commandant Chaka » (publiée à titre posthume en 1983). L’auteur y dénonce les nombreuses dictatures militaires ayant trôné à la tête du pays. Cet ouvrage a révélé au grand jour Baba Moustapha comme une plume d’espoir pour le Tchad, avant que la mort en décide autrement. Dans la même veine, Noël Netonon Ndjekery dans son roman « Sang de kola » (Harmattan, 2001) lève le voile sur les violences de la guerre civile de 1979 qui ont profondément laminé le Tchad, ce pays qui vient de loin.
Une autre tendance, moins perceptible et mobilisatrice, reste le dépassement du cadre tchadien stricto sensu. Koulsy Lamko, homme de théâtre, romancier, nouvelliste et Nimrod poète et essayiste sont des exemples vivants de l’ouverture de la littérature tchadienne aux expériences exotiques.
Lors de sa première participation au Salon du livre de Paris en 2010, le Tchad a dû saisir la balle au rebond. En effet, à la table ronde du 30 mars 2010, deux mastodontes de cette littérature n’ont guère lésiné sur les moyens. Il importe de livrer leurs propos lorsque l’animatrice leur pose cette question : comment peut-on définir le Tchad, du point de vue de l’écrivain ? Nimrod, porte-étendard de la poésie tchadienne définit le Tchad comme « le peuple du bord de l’eau ». Faisant référence à son ethnie Kim, peuple qui habite toujours au bord des cours d’eau, il affirme : « Quand j’essaye de définir ce qu’est le Tchad, pour moi c’est cette image du bord de l’eau qui s’impose : les baignades d’enfants pendant lesquelles les enfants font semblant de se noyer afin que les grandes filles accourent pour les sauver et les serrer contre leurs poitrines. Évidemment, personne n’est dupe et tout finit par des éclats de rires. » Il ajoute que le Tchad est « le spectacle du ciel scintillant d’innombrables étoiles. »
Noël Netonon Ndjekery pour sa part, voit en ce Tchad « le laboratoire africain à ciel ouvert ». Il relève à la suite de son prédécesseur : « Cœur du continent noir, le Tchad est en effet une terre de confluences où se retrouvent à la fois l’Afrique noire et l’Afrique blanche, l’Afrique bantoue et l’Afrique arabe, l’Afrique islamisée ou chrétienne et l’Afrique animiste, l’Afrique saharienne et l’Afrique forestière. Cette Afrique en miniature où se forge le destin de tout le continent. » Le Tchad est une mosaïque, motif de fierté pour ses fils et filles.
Cette revue sommaire de quelques titres ne saurait occulter nombre d’auteurs tchadiens qui s’évertuent à accéder au gotha de la littérature, comme peut en témoigner les très nombreuses publications de ces dernières années.
Le second pan de cet article est consacré aux contraintes qui conditionnent le déploiement de la littérature tchadienne. Le contexte est on ne peut plus complexe et délétère. Bien plus, il faut avoir le cœur pour embrasser le métier d’écriture et du livre au Tchad. Les maisons d’édition sont quasi-inexistantes, si ce n’est de rares éditeurs, tels les éditions Sao, le centre Al mouna et CEFOD (centre d’études, de formation et de documentation), tous deux d’obédience catholique. Cette situation explique largement que les auteurs tchadiens se fassent éditer à l’étranger. En outre, les écrivains et auteurs butent sur un désintérêt des lecteurs. Bien plus, on observe malheureusement sous nos cieux, une espèce d’aversion pour la lecture. Il y a toutefois une minorité du public intellectuel qui afflue à la moindre publication d’ouvrages. Ce silence assourdissant du lecteur tchadien serait en partie imputable aux coûts prohibitifs des ouvrages et à la méconnaissance des enjeux de la lecture. Cette dernière n’est pas étrangère à la qualité du système éducatif tchadien… C’est une autre paire de manches ! Aussi, nombre de jeunes auteurs publient à l’étranger ces dix dernières années, mais ils manquent toujours de visibilité. C’est dire que l’engouement, le talent et l’enthousiasme se perçoivent au sein d’une frange de la jeunesse, mais à défaut d’une politique du livre lisible et cohérente, la plupart verse dans la débrouillardise. Chose qui amène légitimement à affirmer qu’il est une gageure que d’écrire sous nos cieux. Qu’à cela ne tienne, l’espoir est permis !!!
(1) Robert Escarpit, La sociologie de la littérature, Paris PUF (1958)
(2) Raymond Quivy et Luc Van Campenhoudt, Manuel de recherche en sciences sociales, 4ème édition (2011)
Image : Place de la Nation, Rossignol Georges, Wikipedia Commons, CC