Transmettre une œuvre : la réactualisation selon Felice Varini

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Giorgio Fidone et Felice Varini se sont rencontrés pour la première fois, il y a trente ans, à la radio Fréquence Montmartre ; c’était en 1986. Félice Varini exposait alors à la Galerie Claire Burrus, au 30 rue de Lappe à Paris, une pièce entièrement rouge découpée de dessins rectangulaires.


G.F. Je me souviens de cette pièce rouge à la Galerie Claire Burrus, avez-vous reproduit cette installation depuis ?

F.V. Je n’ai pas refait exactement une galerie rouge, mais je réactualise l’idée régulièrement. Il y a deux ans, j’ai été invité par David Moinard, alors Directeur Artistique d’Estuaire, une foire d’art contemporain à Nantes, pour réaliser une exposition au Hangar à bananes. Il s’agit d’un évènement artistique organisé à Nantes, dans un ancien local industriel ; on y faisait mûrir autrefois des bananes. Un lieu qui a été totalement repensé depuis et qui offre un espace magnifique. L’idée de David Moinard était d’y réactualiser certaines de mes pièces. J’ai trouvé cela très intéressant, d’autant que je ne l’avais jamais fait. On a donc choisi vingt œuvres, réalisées de 1978 à 2013, et notamment la galerie rouge de Claire Burrus.

G.F. En quoi consiste la réactualisation d’une oeuvre ?

F.V. La réactualisation est une remise en situation de l’installation, dans une autre pièce, en reprenant tous les paramètres de l’œuvre originale. Des adaptations sont toutefois nécessaires, car le lieu où intervient la réactualisation peut présenter des caractéristiques différentes. Parfois il est beaucoup plus grand, parfois plus petit. L’architecture peut s’éclater d’une autre manière, et ainsi, on passe d’un espace moderne à un espace baroque. Toutefois, les volumes, les espaces, les déambulations restent les mêmes, conforment aux caractéristiques de l’œuvre.

G.F. La réactualisation d’une pièce reste possible après sa vente ?

F.V. Oui, lorsque je vends une pièce, je remets à l’acheteur un certificat où sont détaillées les caractéristiques de l’œuvre. C’est ce certificat qui permet ensuite la réactualisation, car il précise exactement les conditions de la pièce : sa taille, la juxtaposition des volumes, les différents angles et le tracé des lignes. Il est également accompagné d’une reproduction des points de vue. Il est ainsi techniquement possible de prêter la pièce, le temps d’une exposition, ou encore de la remettre sur le marché. Je trouve très important de donner toutes les conditions pour que l’œuvre soit réactualisée. La majorité des artistes ne le font pas forcément. C’est d’ailleurs plus facile pour un restaurateur de remettre au goût du jour une création grâce aux informations du certificat.

G.F. Lorsqu’une pièce est réactualisée ou restaurée, est-ce une reproduction fidèle de la pièce originale ?

F.V. Il est nécessaire de respecter le certificat, mais des changements interviennent. Lorsqu’une pièce est réactualisée, les espaces ne seront pas toujours rigoureusement identiques, mon usage de la couleur aura évolué. Parfois, il n’est pas possible de proposer autant de points de vue que la pièce initiale, car l’espace est plus restreint. Il y a donc forcément une évolution.

Pour ce qui est de la restauration d’une pièce, il s’agit toujours une réinterprétation du passé. Et sur ce point, les sensibilités sont variables. Certains restaurateurs adopteront une démarche conservatrice, cherchant à être fidèle à l’œuvre originale. D’autres privilégieront au contraire une démarche plus évolutive. Ce qui me semble important est que l’œuvre garde sa valeur, peu importe que dans 100 ans, le lieu ou la peinture utilisés soient différents ; l’œuvre doit seulement conserver son actualité.

L'espace muséographique de l'exposition Lyon Confluence, laboratoire de renaissance Au plafond, Carré rouge évidé par le disque de Felice Varini, 2011 L'opération de Lyon Confluence est l'un des grands chantiers urbains menés en France. L'exposition présente très clairement le programme architectural complet à l'aide de photographies, de maquettes, de dessins, d'images numériques en 3D, de films. On en sort impressionné par la qualité des projets et des réalisations, comme par la cohérence de cet ambitieux programme. Plusieurs architectes ou agences de réputation internationale y contribuent. Cité de l'architecture et du patrimoine www.citechaillot.fr/ Auteur de l'image : Jean-Pierre Dalbéra from Paris, France
L’espace muséographique de l’exposition Lyon Confluence, laboratoire de renaissance Au plafond, Carré rouge évidé par le disque de Felice Varini, 2011 L’opération de Lyon Confluence est l’un des grands chantiers urbains menés en France. L’exposition présente très clairement le programme architectural complet à l’aide de photographies, de maquettes, de dessins, d’images numériques en 3D, de films. On en sort impressionné par la qualité des projets et des réalisations, comme par la cohérence de cet ambitieux programme. Plusieurs architectes ou agences de réputation internationale y contribuent. Cité de l’architecture et du patrimoine http://www.citechaillot.fr/ Auteur de l’image : Jean-Pierre Dalbéra from Paris, France

G.F. Le rouge que vous utilisez est très particulier, pourquoi cette couleur revient souvent 

F.V. J’utilise souvent du rouge, mais ce n’est jamais le même. Mon rapport à la couleur est tout le temps en évolution ; je modifie les pigments, les résines. Dernièrement, j’ai réalisé une exposition à Marseille sur le toit-terrasse de la Cité Radieuse de Le Corbusier. Pour cette pièce, j’ai utilisé un rouge vif, très électrique. Afin d’obtenir cette couleur soutenue, rouge vermillon, j’ai testé plusieurs mélanges. Ce sont des couleurs que je ne trouve pas dans le commerce et que je suis obligé de fabriquer. Dans la galerie de Claire Burrus, le rouge utilisé était très différent, beaucoup plus profond. D’une pièce à l’autre les valeurs changent, tout comme un chanteur interprétant Carmen, n’aura jamais deux fois le même timbre de voix.

G.F. Nous avons parlé tout à l’heure du Hangar à bananes, où vous avez réactualisé 20 pièces, dont celle de Claire Burrus. Pouvez-vous m’en montrer d’autres et me raconter quel a été leur voyage ?

F.V. Il faut savoir que cette exposition était une revisite de tout mon travail ; trente années de peintures, photographies, miroirs et autres objets, se sont retrouvés dans un même lieu. Tout cela communiquait ensemble, c’était très intéressant.

La plus ancienne pièce que j’ai réactualisée au Hangar à Bananes date de 1979. Je l’avais réalisée dans un immeuble situé près du métro Sully-Morland, Quai des Célestins à Paris. Elle s’intitulait d’ailleurs « Quai des Célestins n°3 », car à l’époque je nommais mes réalisations selon le lieu où elles étaient installées. C’est là que j’ai commencé à poser mon alphabet. Il s’agissait d’un appartement dans lequel trois chambres de bonne se suivaient, reliées entre elles par un passage central. Les murs étaient alors complètement recouverts de vieux papier peints. J’ai tout enlevé pour peindre un fond bleu sur lequel des lignes jaunes fragmentées étaient apposées. C’était une composition très libre et intuitive. Je ne travaille plus comme ça aujourd’hui. Je porte une réflexion plus approfondie sur l’intégration de mes créations dans leur environnement architectural.

Pour réactualiser cette pièce à Nantes, les trois chambres ont été reconstituées avec le même passage central pour retrouver tous les paramètres de l’œuvre originale.

G.F. Effectivement, on perçoit bien sur les images la différence entre la pièce originale et sa réactualisation !

F.V. Il y avait aussi une réactualisation de cette autre pièce de 1983. Je l’avais réalisée à Paris pour un événement intitulé « A Pierre et Marie ». C’était une exposition à l’initiative de Daniel Buren, Michel Claura, Jean Hubert Martin, Sakis et Selman Selvi. Elle se tenait dans l’église désaffectée Pierre et Marie, attenante à l’hôpital Pierre et Marie Curie. Le bâtiment a été détruit depuis. A l’époque, une trentaine d’artistes avait été invités à installer des pièces, notamment Sophie Calle, Gilles Mahé, les américains Knight, Tony Crabb, et bien d’autres encore. Moi j’ai réalisé une installation avec de la colle et des plumes d’oies qui soulignait l’architecture du lieu. C’est une œuvre qui a ensuite été réactualisée dans la crypte de la cathédrale de Nantes, toujours avec cette même idée d’une ligne qui révèle les dessins que trace l’architecture.

G.F. Dans cette pièce, vous jouez avec l’architecture, mais vous utilisez aussi parfois des objets ! Y en avait-il au Hangar à Bananes ?

F.V. J’ai réactualisé au Hangar à Bananes plusieurs pièces avec des objets. Il y avait notamment une réalisation avec un piano à queue. Une mise en situation de 1985, à l’initiative de Catherine Arthus Bertrand, qui avait organisé une exposition dans un appartement en vente. Il se situait à proximité du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. L’appartement était totalement vide, excepté une pièce où se tenait un piano à queue qui n’avait pu être retiré. Il dérangeait tout le monde ! C’est devenu un prétexte pour cette peinture.

Dans plusieurs autres pièces, j’ai aussi utilisé des miroirs. Parfois ils s’intègrent à part entière dans le point de vue, parfois je les utilise comme intermédiaires. Les figures ricochent dans le reflet pour révéler une forme adossée à l’architecture. La première fois que j’ai utilisé ce système, c’était en 1991 au Musée des Beaux Arts de Mulhouse. Il y avait à Nantes une réactualisation de cette installation.

G.F. Quelle est cette autre pièce qui ressemble à une cible ?

F.V. C’est une installation constituée de 5 cercles noirs, que j’ai d’abord présentée dans le grand couloir du Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, lors d’une exposition personnelle en 1993. Elle a été achetée par Françoise et Jean-Philippe Billarant, des collectionneurs qui s’intéressent aux œuvres contemporaines minimales et conceptuelles. Pendant quatre années, ils ont conservé l’œuvre sans la réactualiser faute de place. Une première réactualisation est intervenue au Musée de Willerban, puis une seconde dans l’agence de l’architecte Dominique Perraut. Le Hangar à Bananes est le dernier lieu où la pièce a été réactualisée. Comme la couleur noire prévue par le certificat me paraissait inadaptée pour ce dernier lieu, j’ai choisi du rouge. Les collectionneurs étaient ravis !

L’exposition Felice Varini (Le Voyage à Nantes) Le visiteur à l’intérieur des cercles noirs, œuvre de Felice Varini Photo Annie Dalbéra Exposition « Suite d’éclats » Felice Varini à la HAB Galerie / le Hangar à bananes Parc des chantiers, île de Nantes

G.F. Avez-vous d’autres œuvres du Hangar à Bananes à me montrer ?

F.V. Ici, c’est une œuvre que j’ai réalisée en 1996 ou 1997 à Vences ; il s’agit d’un carré plein, incliné, qui se développe sur la perspective de plusieurs pièces.

Il y a également cette œuvre de 2008, intitulée « 14 droites en spirale », réalisée dans la Galerie de Catherine Issert (Valence). Elle aussi a été réactualisée au Hangar à Bananes. C’est un losange noir dont les lignes ricochent sur différentes arêtes de la pièce ; cela forme une spirale dynamique qui part d’un luminaire pour finir dans le contour d’une porte.

Après avoir achevé mon installation dans le Hangar, en déambulant à l’intérieur de l’espace, il y avait toutes ces œuvres éclatées qui se mélangeaient. Ça allait dans tous les sens, comme dans un énorme tableau en mouvement. Trente années de travail étaient résumées en un seul lieu.

G.F. Comment organise-t-on sa rémunération sur des installations ?

F.V. Deux schémas sont possibles. Il y a d’abord les pièces que je décide de vendre, et pour lesquelles je vais remettre un certificat à l’acheteur qui en devient alors propriétaire. Ensuite, chaque fois qu’une pièce est réactualisée, je demande des honoraires ; un peu comme un musicien qui irait donner un concert. Exposition après exposition, ça me permet de continuer mon aventure. Par contre, le propriétaire de l’espace où intervient la réactualisation n’en devient pas propriétaire. Pour cela, il faut acheter le certificat.

G.F. Quel regard portez-vous sur la mondialisation, sur l’explosion du nombre de galeries ?

F.V. C’est un changement radical. Le monde de l’art des années 1980 et celui d’aujourd’hui n’ont plus grand chose à voir. L’économie a pris le contrôle de tout. Quand je suis arrivé à Paris, il y avait peut-être trois galeries. Aujourd’hui il doit y en avoir cent cinquante, et j’oublie les institutions…

Giorgio Fidone,
Retranscription Agathe de Kermenguy & Nicolas Gueguen
septembre 2016

Propos recueillis par Giorgio Fidone. Photographie de l’en-tête par Antoine de Roux.