Rencontre avec Claudia Cargnel, co-fondatrice et co-responsable de la galerie Bugada & Cargnel, pour un entretien sur son parcours de galeriste. Les propos de cette entrevue ont été recueillis par Giorgio Fidone.

G.F Pouvez-vous me raconter quel a été votre parcours de galeriste ? D’où vous vient cette idée d’ouvrir une galerie ?
C.C Initialement, je ne me destinais pas à une carrière artistique, même si je m’intéressais à l’art. C’est par le hasard d’une rencontre, alors que je faisais mes études à Genève, que j’ai débuté dans ce domaine. À ce moment, je consultais régulièrement le médecin Luigi Polla qui possédait par ailleurs une galerie à Genève (Analix Forever). Nous avons eu l’occasion d’échanger sur l’art ; comme nos sensibilités se retrouvaient, il m’a proposé de prendre la direction de sa galerie. J’ai d’abord hésité, car je manquais d’expérience et ne parlais pas français, mais j’ai finalement accepté. En 1993 je suis donc partie pour Genève où je suis restée 7 ans, jusqu’en 2000.
Là-bas, j’ai fait la rencontre de Frédéric Bugada, mon mari. Nous avons ensuite eu l’envie d’ouvrir une galerie ensemble à Paris. Après avoir trouvé un associé, capable de nous apporter suffisamment de fonds, nous avons acheté un très bel hôtel particulier, rue de Turenne dans le Marais. C’est ainsi que la galerie Cosmic a vu le jour en 2002. Toutefois, pour plusieurs raisons, notre associé a ensuite fait le choix d’arrêter l’aventure. C’est à ce moment que nous avons décidé, moi et mon époux, d’ouvrir notre propre galerie.
Comme nous ne souhaitions pas louer un espace, nous avons visité différents lieux. Notre choix s’est finalement arrêté sur un immeuble situé dans le 19ème arrondissement, aux 7 et 9 rue de l’Équerre. Il s’agissait d’un ancien garage avec une très belle verrière, un espace exceptionnel pour réaliser un travail d’exposition. Ce choix nous a paru évident. On s’est installé en 2005 après une année de travaux.
G.F Pourtant le quartier de Belleville n’était pas un quartier de galeries initialement. Comment expliquez-vous ce changement ?
C.C Quand nous avons acheté, il y avait en effet peu de galeries dans ce quartier. Nous étions des pionniers avec la galerie Jocelyn Wolff. Plusieurs raisons expliquent cette montée en puissance.
Déjà, c’est un quartier agréable à vivre, avec peut-être le défaut de posséder peu de grands espaces, à la différence du Marais qui est un ancien quartier d’artisanat. Au-delà, ce quartier compte de nombreuses personnalités du monde de l’art : des artistes, des critiques d’art, des commissaires d’exposition. Cela en fait un lieu très vivant artistiquement. Par ailleurs, on y trouve des galeries de qualité ; elles mettent en vue de jeunes artistes intéressants qui font carrière. Je songe notamment aux galeries de Marcelle Alix, de Jocelyn Wolff, d’Antoine Levi, etc. Il s’agit donc d’une étape obligatoire pour de nombreux collectionneurs, connaisseurs ou institutionnels qui savent qu’ils pourront y trouver des choses intéressantes (Bernard Blistene, Alfred Pacquement, Emma Lavigne, etc).
L’autre élément intéressant de ce quartier est son éloignement du Marais. Ici, il y a peu de cafés, peu de magasins, moins de galeries, si bien que lorsque les gens font le déplacement, leur niveau d’attention est plus important face aux œuvres. Ils viennent ici exprès pour les voir.

G.F Comment sélectionnez-vous vos artistes ? Est-ce que cela se passe toujours par envoi de dossiers ?
C.C Je reçois effectivement des candidatures spontanées d’artistes tous les jours et en grand nombre. Toutefois, je n’ai jamais donné suite à ces sollicitations, hormis une fois. Un jeune artiste qui s’appelle Alfredo Aceto m’a envoyé un dossier alors qu’il avait 17 ans ; comme son travail nous intéressait, nous avons eu envie de le rencontrer. Puisqu’il était encore au Lycée, je lui ai conseillé de faire l’école de l’ECAL à Lausanne ; quand il en est sorti, il a intégré la galerie. Sa première exposition en solo est intervenue l’année dernière.
Mais le plus souvent, c’est nous qui approchons les artistes car leur travail nous intéresse. Ces rencontres se font souvent par capillarité, en ce sens qu’un artiste de la galerie va connaître un autre artiste, car il y a une sensibilité similaire, une même manière de travailler, ou des expériences communes. Les artistes que nous représentons sont donc des personnalités qui ont un fil conducteur commun. C’est ainsi que le travail de Adrien Missika est proche de celui Julian Charrière.
G.F Combien d’artistes représentez-vous ?
C.C Actuellement, on représente une quinzaine d’artistes (voir les artistes).

G.F Comment s’organise votre relation avec ces artistes ? Sont-ils sous contrat ?
C.C Il se peut qu’un artiste soit sous contrat, à sa demande ou à la notre, mais c’est plus l’exception que la norme. Le monde de l’art est l’un des rares milieux où circulent des capitaux très importants sans qu’existent véritablement de contrats. Les accords sont verbaux, et le plus souvent implicites même. Entre les artistes et les galeristes, il existe une déontologie telle qu’aucun contrat n’est nécessaire pour respecter les règles.
G.F Puisqu’il n’y a pas de contrats, je suppose que les artistes peuvent facilement changer de galerie, notamment s’ils reçoivent des offres de galeries plus importantes. Craignez-vous qu’un artiste vous quitte ?
C.C Non, je ne crains pas cela. Tous les ans, il arrive qu’un artiste nous quitte ou que nous quittions un artiste. En revanche, il est assez improbable qu’une galerie française aille débaucher l’artiste d’une autre galerie française. Ça n’est pas trop dans nos usages ! Cela ne veut pas dire pour autant qu’un artiste ne peut pas évoluer. En principe, il va le faire conjointement avec sa galerie.
Toutefois, il arrive qu’un artiste progresse considérablement alors que sa galerie reste en arrière. Une petite galerie est cependant tout à fait en mesure d’assurer une carrière internationale à ses artistes ; en revanche, peut se poser le problème de la production. Si une galerie n’a pas suffisamment de moyens, elle ne pourra pas suivre l’artiste dans tous ses projets, car certains seront trop coûteux. Dans ce cas, aller dans une autre galerie française, afin d’avoir une production plus importante, est concevable. Il est aussi possible de faire intervenir une galerie étrangère, plus puissante, qui assurera le financement des projets et participera à la mise en vue des oeuvres. Dans ce cas, l’artiste n’aura pas besoin de quitter sa galerie française même si elle est de taille modeste.
Il se peut enfin qu’un artiste change de galerie parce qu’elle ne correspond plus à sa ligne, et inversement. Dans la situation idéale, l’artiste et la galerie avancent ensemble, partagent les mêmes sensibilités artistiques. Parfois, avec le temps ce n’est plus le cas, de sorte que la collaboration prend fin.

G.F Vous aidez donc vos artistes à produire leurs œuvres. Comment cela se passe-t-il concrètement lorsque les projets sont coûteux ?
C.C Effectivement, nous aidons financièrement nos artistes lorsqu’ils ont des projets. Si les coûts sont vraiment très importants, on va demander de l’aide aux collectionneurs. C’est une manière facile de produire des pièces. En retour, ces derniers en obtiennent certaines. Il s’agit d’un pré-achat. Il arrive également que certains collectionneurs contribuent à une production de manière totalement désintéressée, parce qu’ils portent de l’intérêt au travail de l’artiste.
C’est ainsi que le collectionneur Mariano Pichler a produit gracieusement une pièce très coûteuse de Nico Vascellari. L’artiste a explosé à la dynamite un sommet de montagne pour en extraire un bloc de marbre. Un moulage en bronze du monolithe a ensuite été réalisé, ce qui en faisait une sorte d’énorme cloche. Lors de la présentation de l’oeuvre, l’artiste qui est aussi musicien, a joué sur cette cloche. C’était une performance très poétique.
G.F Recevez-vous des aides de l’État ?
C.C Il existe parfois des aides de l’État, mais très peu. Si un artiste de notre galerie est sélectionné pour aller représenter la France dans une manifestation d’art contemporain, telle que la biennale de Venise, l’État apportera une aide. Cette participation reste toutefois infime par rapport au coût effectif que représentent ces manifestations. C’est essentiellement à la galerie de financer les projets, ou du moins de chercher les financements. La coordination pour trouver ces financements constitue d’ailleurs une part importante de notre travail de galeriste. Une galerie organise des événements simultanés pour ses artistes ; il est donc essentiel de trouver des apports pour les différentes opérations.
G.F Vous représentez essentiellement de jeunes artistes ; n’avez-vous jamais eu envie d’avoir au sein de votre galerie un “méga-artiste” tels que Jeff Koons, Anselm Kiefer ou Anish Kapoor ?
C.C Non, pas vraiment. Déjà, de tels artistes ont des productions très importantes ; il faut alors avoir de très gros moyens. Au-delà, et c’est la raison essentielle, pour approcher un artiste, il faut avoir l’envie intellectuelle de le faire. Si l’artiste ne rentre pas dans ma ligne, je n’ai pas de raison de l’approcher. Tous les artistes qui se trouvent actuellement dans notre galerie m’ont attirés. J’ai eu envie de connaître leur démarche. Si on suit cette logique, je pourrais par exemple approcher un artiste comme Joan Cruz-Díez dont j’adore le travail. Après, il faut aussi parvenir à trouver les mots pour convaincre l’artiste, car le rapport galeriste-artiste est un rapport donnant-donnant. Les deux parties doivent y trouver leur intérêt.

G.F Quels sont les prix que vous pratiquez dans votre galerie ?
C.C Dans notre galerie, nous travaillons essentiellement avec de jeunes artistes, si bien que les prix ne sont pas très élevés. Je parle ici comparativement avec l’art contemporain globalement, car bien entendu, ces prix restent élevés par rapport à la vie de tous les jours.
A titre d’exemple, les œuvres de l’artiste Claire Tabouret vont se vendre entre 3000 euros pour une petite toile, jusqu’à 60.000 euros pour les pièces plus importantes. C’est l’échelle de prix des artistes de notre galerie, à l’exception de Julio Le Parc pour lequel les prix vont s’échelonner entre un demi million et un million d’euros.
G.F Il faut donc avoir des gros moyens pour acheter dans votre galerie. Qui sont vos clients ?
C.C Le profil de nos acheteurs est assez diversifié. Il y a d’abord ceux qui vont acheter juste une toile parce qu’elle leur a plu. Après, on travaille beaucoup avec des collectionneurs. Ce sont des personnes qui s’intéressent à la démarche de certains artistes, à une forme précise d’art, et qui ont la volonté de rassembler plusieurs œuvres dans une certaine cohérence, selon leurs goûts. On vend ainsi beaucoup à l’étranger. Enfin, on trouve les acheteurs institutionnels : les musées, notamment le centre Georges-Pompidou, ou encore les FRAC (Fonds régional d’art contemporain).

G.F Vous faites beaucoup de foires. Quelle est leur importance ? Elles sont de plus en plus nombreuses aujourd’hui. Est-ce une bonne chose ?
C.C Bien entendu que les foires sont très importantes. Comme vous le dîtes, le problème est qu’elles sont trop nombreuses, ce qui a pour effet, à mon sens, de disperser l’attention des collectionneurs. Une foire ne crée pas ses propres collectionneurs ; ceux-ci se déplacent d’une foire à l’autre. Il serait intéressant de les condenser pour éviter aux collectionneurs de se disperser.
Pour autant, elles sont intéressantes, car c’est une façon directe de faire connaître ses artistes, de les vendre et de les mettre en vue des critiques. C’est aussi un moment durant lequel on découvre de nouveaux artistes, on en achète d’autres. Grâce aux foires, il est aussi possible de mieux observer le travail d’un artiste qu’on a remarqué sans avoir pu accéder directement aux œuvres.
G.F Quelles sont les foires qui vous paraissent importantes ?
C.C Les plus importantes sont la foire de Bâle, la Fiac (Paris), Frieze (Londres). Il y a également Artissima (Turin), qui est une foire de niche extrêmement qualitative. Art Brussels est aussi très intéressante ; je fais d’ailleurs partie du comité de sélection. Il y a enfin l’Armory Show (New-York) qui prend de l’ampleur.
G.F Faire une foire est coûteux pour une galerie. Etes-vous gagnante ?
C.C Faire une foire est en effet très coûteux en terme de production, de transport, de logement. Mais je suis toujours gagnante lorsque je fais une foire, ce qui n’est pas forcément le cas de toutes les galeries. Si je perdais de l’argent dans une foire, je ne la ferais pas.

G.F Au-delà de l’art, quels sont vos centres d’intérêt ?
C.C Je m’intéresse à beaucoup de choses : au sport, à la philosophie, à la littérature, au design, au cinéma.
G.F Avez-vous un livre à me conseiller ?
C.C Bien entendu ! Je vous suggère un livre du philosophe Manuel DeLanda, « War in the Age of intelligent Machines »
Giorgio Fidone,
Juillet 2016