Rencontre entre Frank Elbaz, fondateur et responsable de la galerie Frank Elbaz et Giorgio Fidone, le 21 mai dernier.

Giorgio Fidone : Tout d’abord, pouvez-vous nous expliquer votre parcours ?
Frank Elbaz : Au lendemain de mon bac, j’ai tout de suite travaillé dans le domaine de l’art, en commençant par travailler pour un éditeur d’estampes, plutôt spécialisé dans l’art moderne, à l’École de Paris : Éric Laburthe-Tolra, dans le 8ème arrondissement. Pour la première fois, j’ai pu découvrir ce milieu que je ne connaissais absolument pas, car je ne suis pas issu d’une famille de collectionneurs ni d’amateurs d’art. J’ai ainsi démarré dans le domaine de la lithographie et de la gravure avec l’École de Paris. J’ai travaillé comme une sorte de représentant en province, parfois en Allemagne, pour vendre des lithographies à des distributeurs, à des encadreurs.
Fin 1988, j’ai lu dans la presse que le Japon était une importante puissance économique; en effet, à la fin des années 1980 le Japon achetait beaucoup : Les noces de Pierrette, les Iris de Van Gogh… Je me disais alors : c’est incroyable, ce pays a l’air fantastique…j’ai réussi à contacter des sociétés japonaises qui étaient installées à Paris, dans le quartier de l’Opéra que l’on appelle des « trading company ». Elles m’ont aidé à préparer mon premier voyage au Japon. Je suis parti à Tokyo en 1988 et ce que j’ai vécu était extraordinaire, autant humainement qu’intellectuellement.
Ça a été un choc terrible, je n’avais alors que 22 ans ; c’était l’âge d’or du Japon à l’époque. J’y suis resté 10 ans, jusqu’en 1998. Tout s’est très bien passé jusqu’à la bulle financière du milieu des années 90. Je suis donc rentré en France pour cette raison, mais aussi parce que j’étais jeune et que j’en avais marre de travailler sur des artistes morts.
À mon retour, deux personnes essentielles m’ont aidé à entrer dans l’art contemporain, à apprendre le métier de galeriste : le directeur de musée du centre d’art contemporain Frank Gautherot, qui est l’un des trois directeurs du Consortium à Dijon; et un artiste, Carl André, avec qui on est devenu amis. Il m’a aidé à organiser des petits Group show entre 1999 et 2000.
Gilles Fuchs m’a également aidé; il venait de créer l’ADIAF. Il m’a pris par la main et m’a amené chez Xavier Veilhan et m’a fait découvrir d’autres artistes. On a eu ensemble une bonne idée : en 2000, on a monté une très belle exposition dans ma toute nouvelle galerie à Paris, alors que je ne connaissais personne, ni les artistes, ni les collectionneurs. Je lui ai confié le curating, en lui demandant de ne concevoir l’exposition qu’à partir des artistes qu’il collectionne, avec quelques pièces à vendre. L’exposition s’appelait « humour ou dérision », il y avait Raymond Hains, Natacha Lesueur, Fabrice Hybert, Anne Ferrer, Eric Duyckaerts, Wang Du, Jean-Pierre Khazem… comme vous pouvez l’imaginer, personne ne me connaissait. À la fin, les artistes sont donc allés remercier Gilles Fuchs, et les collectionneurs qui le connaissaient sont venus voir de plus près la collection. En une exposition, j’ai pu connaître les deux sources : d’un côté les artistes, de l’autre les collectionneurs.
GF Où était située cette galerie?
FE La galerie était située rue des Pyramides, c’est elle qui me servait de base. Étrangement, elle était placée dans le quartier japonais à Paris : le quartier de l’Opéra.
J’ai déménagé en 2002, rue Saint Claude. Je suis arrivé ici, au 66 rue de Turenne, en 2012.

GF Comment choisissez-vous vos artistes?
FE Mon choix s’est d’abord porté très tôt sur des artistes français, comme Rainier Lericolais, ou Davide Balula que je suis depuis 10 ans.
En 1999, j’ai eu la chance de rencontrer Julije Knifer, qui vient de Zagreb, en Croatie, par l’intermédiaire de Franck Gautherot. Cette rencontre m’a ouvert les yeux sur la scène conceptuelle de Zaghreb, où on a eu beaucoup de succès, notamment avec le MOMA. Il y a des artistes comme Julije Knifer, Mangelos, Mladen Stilinović, Tomislav Gotovac…
Même si j’étais un très jeune galeriste, je me suis aussi intéressé à des Estate pendant très longtemps : une galerie très établie peut s’occuper des artistes mort. J’ai donc choisi de représenter l’Estate de Wallace Berman, qu’on verra bientôt au Centre Pompidou dans une exposition sur la « Beat Génération« .
Je suis français, mais j’ai également choisi des artistes américains, même en étant basé à Paris. Par exemple, Blair Thurman, qui a beaucoup de succès aujourd’hui, est un artiste avec lequel je travaille depuis très longtemps. J’adore l’Amérique ; ma galerie représente beaucoup d’artistes américains. Étant né dans les années 1960, beaucoup de choses essentielles se sont passées culturellement ces années-là. Ainsi, quand on me demande ce que je fais, c’est assez clair : ça va des années 1960 à nos jours; la Californie, les États-Unis…
GF Est-ce que vous donnez leur chance à des jeunes artistes ?
FE De moins en moins. Je considère qu’un artiste doit être en phase avec son galeriste. Avec les années qui passent, c’est de plus en plus difficile pour moi d’être en phase avec un artiste qui est plus jeune. Ses préoccupations, ses centres d’intérêts sont forcément différents. J’ai grandi avec mes artistes.
Par contre, il est certain que cela fait partie du travail d’une galerie de s’intéresser à la jeune création. Dans la salle où nous sommes actuellement, on a donné sa chance à Stéphane Henry qui a récemment intégré la galerie. Il y a également Bernard Piffaretti, Davide Balula et Mungo Thomson.

GF : Vous faites actuellement une exposition sur Mungo Thomson, intitulée “Why does the World exist?” Derrière vous, ce n’est pas une oeuvre d’(Alain) Jacquet?

FE : Non, c’est une des oeuvres de Mungo Thomson, que j’appelle aussi « Jacquet 2.0 ». Bien sûr, je représente pas Mungo Thomson parce que je n’ai pas pu avoir d’œuvres de Jacquet. Ce que je trouve intéressant, c’est que cet artiste prolonge le travail de Jacquet, qui faisait un travail sur la trame de l’image à l’époque du photomécanique. Ici, c’est exactement le même travail, mais à l’ère du digital et du numérique. À partir d’une image, une carte postale, une publicité…là, par exemple, c’est une publicité prise dans les boîtes aux lettres de Los Angeles. Mungo Thomson va pénétrer, explorer l’image pour en faire ressortir les pixels, la perception, le regard : c’est « Jacquet 2.0 ». Ce que faisait Jacquet à l’ère du photomécanique, Mungo Thomson le fait à l’ère de l’évolution digitale.
GF pourquoi parle-t-on d’un galeriste et non d’un marchand de tableau?
FE La relation humaine définit le travail du galeriste. Je suis ami avec mes artistes; j’ai besoin d’être proche d’eux, de rire avec eux, de partager des repas avec eux, c’est une famille. Dans cette famille, avec les années qui passent, on en perd forcément en route, pour plein de raisons, comme une famille qui vieillirait.
Par rapport à d’autres galeries qui représentent jusqu’à 20-25 artistes, notre galerie a très peu d’artistes. En effet, je fais un travail complet et intégral sur mes artistes, qu’ils soient français, de Zaghreb ou d’Amérique; c’est ici qu’on organise tout. On travaille aussi avec d’autres galeries qui organisent les expositions.
GF Est-ce que vous avez une galerie américaine ? Ou dans un autre pays?
FE Non. Depuis 3 ans, j’explore le Texas et je vais pendant quelques mois, à l’automne prochain ouvrir un espace temporaire à Dallas. Je considère que New York est trop compétitif, il y a trop de monde même si c’est assez européen.
GF Comment se porte le marché de l’art aujourd’hui, aux USA par rapport à la France?
FE C’est difficile de comparer, parce qu’aujourd’hui le marché est globalisé avec internet, les foires, et la clientèle s’est internationalisée. Ce n’est pas une très bonne période, avec les attentats, la crise économique, c’est difficile. Il y a de bons artistes, mais y a-t-il de bons collectionneurs? La création est toujours là, encore faut-il des gens pour acheter des tableaux.
GF Quand vous parlez des gens, ce sont plutôt des particuliers ou des collectionneurs?
FE On a tendance à travailler de plus en plus avec ce qu’on appelle des collectionneurs professionnels.

GF Quel rapport entretenez-vous avec les autres galeries? Vous avez une belle galerie, et Perrotin, Almine Rech, Taddeus Ropach sont tous autour de vous.
FE Ils sont également tous beaucoup plus gros. C’est le phénomène des « méga-galeries », qui ont 25 espaces…personnellement, j’envisage mon métier comme un tailleur, à l’ancienne : j’ai très peu de clients, parce que je ne peux fabriquer que très peu de costumes, mais mes costumes sont superbes. J’ai de très bons clients: c’est ma réponse aux méga-galeries. Par ailleurs, on dit que dans la haute-couture, il n’y a que cinquante clientes qui peuvent s’acheter une robe de 100 000 euros. Ainsi, je fais des défilés pour ces cinquante personnes; ma communication s’adresse à ces cinquante personnes.

GF Vous faites des foires? Participez-vous à la FIAC?
FE J’ai la chance, aujourd’hui, enfin, de participer à la FIAC. Dans l’ordre, je participe à la FIAC en octobre, Basel Miami (Art Basel) au mois de décembre, Frieze au mois de mai et Basel en juin. Infos : www.galeriefrankelbaz.com/gfe/fairs.php
GF Ces foires se ressemblent-elles, y en a-t-il une qui sort du lot?
FE Basel est très prestigieux. Ce sont toutes des grandes foires, elles attirent beaucoup de personnes. Une foire qui se passe bien, c’est rentable. Mais aujourd’hui, c’est un peu comme le casino. On a un billet de 100 euros sur soi, on peut sortir avec 1000, ou avec 0. Dans une foire, le collectionneur peut tourner à droite ou à gauche, avant de regarder un tableau. Il peut soudainement recevoir un appel. Il n’y a pas de rendez-vous, je suis là, et puis telle personne va tourner à droite, ou bien à gauche…

GF Ça vous arrive de travailler avec Perrotin?
FE Je travaille avec plein de galeries, qui me montrent parfois des artistes dans leur succursale. Par exemple, on travaille actuellement avec Emmanuel Perrotin pour l’artiste Kaz Oshiro, qu’il représente dans sa galerie de Hong Kong.
GF Quel est le but pour vous finalement? De faire une fondation, de vous constituer votre propre collection,…?
FE J’ai toujours eu ce truc de vouloir découvrir ce que demain tout le monde va aimer.
GF Vous avez des hobbies?
FE Je peux vous parler des hobbies qui rejoignent mon travail. Par exemple, j’adore le surf, il m’est arrivé de faire une exposition sur ce sujet. Je suis également passionné par l’Histoire. On prépare une exposition avec une grande historienne sur l’activité des galeries d’art pendant l’occupation à Paris. Et peut-être aussi quelque chose sur Bruce Springsteen : je considère qu’intellectuellement et culturellement, il est une tranche à lui seul, de l’histoire de l’amérique, d’une amérique que j’aime beaucoup; l’Amérique des routes, de la vitesse…
Giorgio Fidone,
Retranscription Agathe de Kermenguy
mai 2016