Rencontre avec Bernard Zürcher, fondateur et responsable de la galerie Zürcher, pour un entretien sur son parcours de galeriste. Les propos de cette entrevue ont été recueillis par Giorgio Fidone.

G.F. : Quelle a été votre motivation pour vous lancer dans cette profession ?
B. Z. : Tout cela a débuté par mon expérience dans les musées et mon travail sur les fauves. Je me souviens tout particulièrement d’une anecdote vers 1985-1986. Je devais organiser une exposition, et alors que je me trouvais face à des tableaux de Derain, de Vlaminck, de Matisse (entre 1905-1907), j’ai songé que tous ces chefs-d’œuvre étaient ceux de jeunes artistes. Braque, le plus jeune, avait tout juste 23 ans, Matisse, le plus âgé, avait seulement 35 ans. D’où cette interrogation personnelle, pourquoi suis-je là à préparer une exposition sur des artistes morts, pourquoi ne pas m’intéresser plutôt à des artistes contemporains ? Ça a été l’élément déclencheur. J’ai ensuite décidé de quitter les musées pour devenir galeriste.
G.F. Comment se sont passés vos débuts. Quelles ont été les difficultés ?
B.Z. J’ai débuté mon activité de galeriste en 1988. Comme je connaissais alors peu de choses au fonctionnement d’une entreprise, je me suis inscrit aux cours du soir. C’était important pour moi d’avoir une compréhension de la gestion de la galerie. Je me suis ensuite installé dans le 6ème arrondissement, au 19 rue de l’Abbé Grégoire. C’est là que j’ai commencé les expositions. Ces premiers temps ont été une période d’apprentissage. On s’est forgé une expérience de galeriste et en 1991, quand on s’est senti prêt, on a ouvert une vraie galerie au 56 Rue Chapon, lieu qu’on occupe encore aujourd’hui.
Au début, l’activité de la galerie est très dépendante des ventes. On ne peut pas faire beaucoup de frais, on ne peut pas se rendre aux foires s’il n’y a pas eu de ventes lors des expositions.
G.F. En 2007, vous vous êtes installé à New-York. Comment cela s’est-il passé, et quelles sont les différences que vous avez noté ?
B.Z. L’installation n’a pas été évidente au début. À Paris, nous sommes en concurrence avec 80 galeries, alors qu’à New-York elles sont 800. L’avantage de la scène artistique new-yorkaise est qu’elle est plus vaste, plus diversifiée avec beaucoup d’artistes et de collectionneurs étrangers. Bien entendu, il y en a également en France, mais proportionnellement beaucoup moins.
L’autre avantage est que le marché est plus soutenu. Contrairement à la France, les américains ont la possibilité de payer en partie leurs impôts en achetant de l’art. Lorsqu’ils font don d’une œuvre à un musée, le prix de la valeur d’achat sera déduite de leurs impôts. Cela constitue un effet de levier considérable, car un amateur d’art préférera souvent soutenir un artiste en achetant une de ses œuvres, plutôt que payer cet argent aux impôts directement. L’État américain y trouve d’ailleurs son compte, car ainsi il n’a pas besoin d’allouer des subventions aux musées, ce sont les citoyens qui les enrichissent. En France, ces dons aux musées sont moins importants car il n’y a pas de contrepartie ; en revanche, le musée touche une subvention. Toutefois, avec la crise, celles-ci ont eu tendance à diminuer, limitant d’autant leur capacité à acquérir des oeuvres.

G. F. Vous parlez de concurrence accrue entre les galeristes et pourtant ils sont de plus en plus nombreux ? Est-ce un paradoxe ?
B. Z. Il y a en effet beaucoup de personnes qui ouvrent des galeries, c’est étonnant. Cela s’explique par le fait qu’il y a plus d’amateurs qu’auparavant. Quoi qu’il en soit, le métier de galeriste reste un travail difficile pour ceux qui entrent. D’autant plus en période de crise car les collectionneurs achètent moins ; même si une œuvre leur plait, ils seront obligés d’arbitrer dans leurs achats.
G.F. En plus des clients privés, vous-comptez des institutions publiques comme clients : c’est notamment le cas des fonds régionaux d’art contemporain (FRAC). Quel est leur rôle sur le marché de l’art ?
B.Z. : Lorsque la FRAC a été initiée par Jack Lang en 1983, elle disposait de moyens importants. Le budget de la culture était alors aux alentours de 1% du PIB, ce qui est considérable. Aujourd’hui, avec la crise, les subventions des institutions publiques sont moindres. Les FRAC peuvent donc plus difficilement soutenir la création artistique. Cela se ressent sur notre activité de galeriste ; auparavant, les acquisitions de ces institutions pouvaient représenter une part importante du chiffre d’affaire. Désormais, cela représente au plus 10 %.
G.F. Les prix d’achat des œuvres sont-ils les mêmes pour les clients privés et pour les institutions publiques ?
B.Z. Il y a une différence importante au niveau des remises. Pour un particulier, on pourra parfois proposer une remise de 10 %, mais pour les institutions publiques on pourra aller jusqu’à 20 %, voire 25 %. En plus, on leur permet d’acquérir des œuvres d’une plus grande qualité. Pour 10.000 euros dépensés, elles auront une plus grande œuvre qu’un particulier pour un prix équivalent. Quand l’État est intéressé par une œuvre, l’artiste et la galerie font un effort sur le prix. Vendre à l’État, c’est permettre à une oeuvre d’entrer dans les collections publiques avec la certitude qu’elle ne sera pas revendue et qu’elle sera exposée au grand public. C’est une étape importante dans la carrière d’un artiste.

G.F. Le Bon Marché a fait l’acquisition d’oeuvres contemporaines que l’on peut admirer au sein même du magasin ; quel a été votre rôle dans la constitution de cette collection ?
B.Z. C’est un projet qui a été initié en 1995. Le président du Bon Marché d’alors était un de mes clients et ensemble nous nous sommes interrogés sur ce qu’il serait possible de faire pour dynamiser la présentation de jeunes artistes. Lui-même s’intéressait à l’art contemporain ; il m’a donc demandé de lui proposer un programme qui réponde à cet objectif. J’ai suggéré que soit constituée une collection avec des œuvres qui seraient installées dans le magasin parmi les rayons. L’idée était vraiment de permettre aux gens d’observer les tableaux tout en réalisant leurs achats. Et d’ailleurs, le slogan de la campagne de communication était « Mettez l’art dans votre vie ».
Progressivement, l’établissement a fait l’acquisition d’oeuvres. Personnellement, je jouais le rôle de conseiller artistique. C’est-à-dire que je sélectionnais les œuvres à acquérir, certaines réalisées par des artistes que je représente, d’autres provenant de galeries tierces.
G.F. Qui sont ces artistes que vous avez fait acheter ?
B.Z. On peut retrouver sur le site du Bon Marché le nom des artistes, ainsi qu’une photo des œuvres ( voir les oeuvres ). Il s’agit notamment de Carole Benzaken, de Jean-Michel Alberola représentés par d’autres galeries. Il y a également Marc Desgrandchamps, Wang Keping, Michaële-Andrea Schatt, Alix le Méléder représentés par la galerie Zürcher.

G.F. Vous êtes également historien d’art et critique d’art. Sur quoi avez-vous écrit ?
B.Z. J’ai d’abord écrit plusieurs ouvrages sur l’Art Moderne, sur les fauves, un livre sur Georges Braque, un autre sur Van Gogh, sur Modigiani. J’ai également écrit un livre plus polémique sur le marché de l’art contemporain : « L’art avec perte ou profit », chez Flammarion.
G.F. Pourquoi n’écrivez-vous pas davantage sur vos artistes ?
B.Z. J’écris également pour mes artistes. On publie très régulièrement des catalogues et je participe souvent à leur rédaction. Pour accompagner l’exposition de Regina Bogat l’automne dernier à New-York, un catalogue a été publié pour lequel j’ai écrit. Tout un travail de recherche a été nécessaire ; je me suis plongé dans l’histoire de l’art américain avec des artistes plus âgés, certains méconnus en France.
G.F. J’aimerais revenir sur les foires. Quelle est leur rôle pour un galeriste ?
B.Z. Les foires sont devenues très importantes. Quand j’ai commencé, il y a 30 ans, elles étaient peu nombreuses. Il y en avait 7 ou 8. Aujourd’hui, elles sont environs 350. L’’inconvénient des foires est qu’elles sont avant tout des stands et non des lieux d’exposition. Les œuvres sont réduites à de simples produits de consommation si bien que le regard n’est pas le même. Dans une galerie, il y a un travail d’exposition, comme dans les musées d’ailleurs. Il s’agit de montrer les œuvres de telle manière que l’on donne à réfléchir. Les foires sont seulement une expérience commerciale.
En outre, elles se ressemblent de plus en plus, victimes d’une uniformisation. En France, la FIAC se revendique comme une manifestation internationale qui pourrait se situer à New-York comme à Londres, sans que l’esprit en soit grandement changé. Avant, la culture nationale était davantage mise en avant.
G.F. Est-ce que la visibilité d’un artiste dans une foire vous incitera à acquérir l’une de ses œuvres ?
B.Z. Le fait qu’un artiste soit visible dans les foires est un signe qu’il existe un intérêt pour lui, mais personnellement cela ne va pas peser dans ma décision. Le fait que l’artiste soit côté ne signifie pas qu’il me plaise, et savoir qu’un artiste se vend bien ne m’intéresse pas. Il se peut qu’il fasse beaucoup d’effets mais n’ait pas beaucoup de talent. Et le talent, de quoi s’agit-il ? C’est une forme d’intelligence, une forme de séduction mais qui ne soit pas purement commerciale. Il faut que le message porté par l’oeuvre me paraisse fort. C’est donc une question de conviction personnelle.
G.F. Combien de foires faites-vous dans l’année ?
B.Z. Environ 4.

G.F. Est-ce difficile de prendre un artiste inconnu pour le faire connaître ?
B.Z. Oui, c’est un travail sur le long terme qui demande beaucoup d’investissements. C’est ce qui nous est arrivé avec l’artiste Marc Desgrandchamps. Lorsqu’on a commencé à présenter son travail, il y a 20 ans, il avait alors 27 ans et était inconnu. En 2011, le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris lui a consacré une rétrospective. Arriver si vite à ce résultat est très rare. C’est une satisfaction professionnelle très forte.
G.F. Comment parvient-on à ce résultat ?
B.Z. Pour Marc Desgrandchamps, on a réalisé 14 expositions personnelles et à chaque fois on invitait des conservateurs à venir le découvrir. On les appelle, on les rappelle. Au début, les conservateurs mettent du temps à venir. Une fois qu’ils sont convaincus par le travail de l’artiste, ce sont eux qui nous invitent à venir faire une exposition dans un musée. Pour Desgandchamps, tout ce travail a pris 9 ans.
G.F. Vous achetez vos artistes ?
B.Z. On achète au minimum une œuvre pour chaque exposition.
G.F. Comment la profession est-elle organisée ?
B.Z. Il y a un comité professionnel dont j’ai été le vice-président pendant 10 ans. C’est le syndicat des galeristes qui existe depuis 1947. Il permet de faire valoir notre point de vue. Il a notamment joué un rôle important lorsque l’État avait pour projet d’augmenter la TVA sur les œuvres d’art. Il est important que la TVA soit basse pour soutenir le secteur, et qu’elle soit uniforme entre les Etats pour éviter le forum shopping. Pendant que l’État souhaitait augmenter à 20% la TVA en France, en Allemagne elle était de 7 %. Si un tel projet avait été concrétisé, tous nos clients seraient partis acheter à l’étranger. Aujourd’hui, cette problématique est de toute manière réglée car l’Union Européenne a fixé une TVA presque uniforme sur le marché commun.
Giorgio Fidone, avril 2016