“Celui dont les yeux ont vu la Beauté
A la Mort dès lors est prédestiné.”
(Platen)
Embarqué à bord de la Esmeralda, Gustave von Aschenbach, compositeur vieillissant et taciturne, se rend à Venise pour profiter de la saison estivale de 1911. Il descend au prestigieux hôtel des Bains, bâti sur le Lido, où évolue une clientèle cosmopolite constituée d’aristocrates et de grands bourgeois. Le soir de son arrivée, alors qu’il s’apprête à aller dîner, un adolescent d’une beauté délicate, Tadzio, saisit son regard. Happé par une passion dévorante, le quinquagénaire raisonnable sombre alors dans une lutte morale où s’opposent l’homme et l’artiste ; l’artiste, dont la vertu doit être aussi irréprochable que le talent, l’homme, qui ne parvient pas à refouler ses sentiments. Vivant son amour comme une véritable maladie, il sera bientôt frappé par un mal bien plus fatal, le choléra, qui dépeuple méthodiquement la cité. Abandonné à son fantasme, sans avoir pu communiquer avec le jeune éphèbe, l’homme s’éteint bientôt, anonyme.
Réalisé en 1971, alors que Luchino Visconti est âgé de 65 ans, « Mort à Venise » est une œuvre de la maturité. Pour cette réalisation, le cinéaste s’est inspiré de la courte nouvelle de Thomas Mann portant le même nom, en opérant toutefois un certain nombre de modifications, qui modèlent l’oeuvre aux exigences du septième art. Ainsi, le professeur Aschenback, interprété par Dirk Bogarde, n’est plus écrivain, mais compositeur, et sa musique ouvre efficacement une fenêtre sur l’intimité du personnage. On notera à ce titre que Visconti a retenu pour musique maîtresse l’adagietto de la Cinquième Symphonie de Gustave Mahler, compositeur dont Thomas Mann s’était lui-même fortement inspiré pour constituer le personnage de sa nouvelle. En outre, Visconti prend la liberté de faire du jeune Tadzio, interprété par Bjorn Andresen, un personnage plus ambigu, qui par ses regards, par sa sensualité, permet à un dialogue silencieux de se développer entre les deux protagonistes.
Fondé sur les thèmes de la mort, du rapport que l’artiste entretient avec son art, mais aussi de l’amour interdit, ce film était un pari ambitieux expliquant la réserve des premiers producteurs sollicités. Les financements de la Warner Brothers permirent finalement à Visconti de donner corps à son projet. Une oeuvre saisissante et éthérée en résulte, qui remporta à Cannes le Prix du 25e anniversaire du Festival international du film en 1971.
L’homme passionné comme déchéance de l’artiste
Construit sur la base d’une double temporalité, entre d’une part le séjour du professeur à Venise et d’autre part des flash-back qui permettent d’éclairer le spectateur sur la personnalité de cet homme renfermé, Visconti approfondit avec ce film un thème qui lui est cher, à savoir le rapport que l’artiste entretient avec son art, et tout particulièrement son caractère potentiellement destructeur. Thème qui sera par ailleurs développé dans les long-métrages qui suivront, et notamment en 1972 dans « Ludwig ou le Crépuscule des dieux », où l’on retrouve un Louis II de Bavière fantasque, à la recherche d’une identité esthétique fuyante dans la musique wagnérienne.
Dans « Mort à Venise », von Aschenbach, compositeur talentueux, est d’abord un travailleur méticuleux et patient qui crée le beau, non en s’abandonnant à la fantaisie de ses sens, mais en suivant un protocole bien établi, fait de labeur ; c’est du moins ce dont il est convaincu. Durant les flash-back, d’abord orientés sur l’origine spirituelle de la beauté, en même temps que le professeur la découvre incarnée en Tadzio, puis dirigés vers la vertu de l’artiste, Aschenbach fait valoir ses vues à son ami Alfried, qui défend une position radicalement opposée. Ce dernier cherche en effet à démontrer la fausseté de la conception esthétique et morale que défend Aschenbach en adoptant une argumentation qui se réfère clairement à la pensée de Schopenhauer. L’art ne peut se limiter à l’activité raisonnante de l’homme, il transcende l’individu en affectant ses sens, lui permettant ainsi de se fondre dans la totalité qui l’entoure.
Puisque seul le travail de l’artiste permet d’arriver à la création, c’est ce que défend Aschenbach, le réel devient suspect et dangereux car potentiellement perturbateur pour l’exercice du talent. L’artiste, qui se doit d’être un phare de vertu, est contraint de se claquemurer afin de toujours contenir sa force dionysiaque. Selon ses propres mots, « l’artiste n’a pas le droit à l’ambiguïté », et ainsi tout sentiment mal maîtrisé devient détestable et condamnable, « tout faux pas devient catastrophe (et) déchéance ». On comprend alors la détresse devant laquelle se trouve cet homme lorsque Tadzio lui apparaît ; en un éclair ses certitudes sont balayées.
La première partie de la réalisation illustre le combat que se livre avec lui-même le professeur. Enfin, il entreprend une tentative pour se soustraire à l’emprise de cette passion, et décide de quitter Venise, mais en raison de circonstances contraires celle-ci échoue. Contraint de demeurer dans la lagune, c’est presque serein qu’il regagne alors son hôtel, comme si le destin l’avait soudainement délivré du problème du choix, l’autorisant désormais à s’abandonner à son fatal amour. A partir de cet instant, et jusqu’à la fin du film, sa maladie d’amour et le choléra s’unissent, poussant le professeur dans une lente déchéance, l’une physique, l’autre spirituelle. La mort en vient même à être désirée car elle apparaît alors comme une délivrance. Peu avant de mourir, après un cauchemar où le compositeur assiste impuissant à la disgrâce de sa musique, une voix off lance : « La sagesse, la vérité, la dignité humaine, fini tout ça. Plus rien maintenant ne te retient de descendre dans la tombe avec ta musique. Tu as atteint cet équilibre parfait. L’homme et l’artiste ne font plus qu’un. Ils ont touché le fond ensemble ». Au demeurant, dès le début du film, on sait Aschenback condamné. Ainsi, le vieillard poudré et impudent qu’il croise sur la Esmeralda, avant de débarquer à Venise, mais aussi le premier flash-back, relatif à la fuite du temps, indiquent que ce personnage est seulement en sursis.
Tadzio : une figure ambiguë de la beauté
Tadzio, figure humaine de la beauté, est un personnage dont l’ambiguïté nourrit fortement la narration. Éphèbe, tantôt entouré d’une large serviette blanche sur la plage, pareil à ces patriciens vêtu de toges, ou se tenant, le bras dressé vers le ciel, comme ces statues qui haussent leurs fronts de marbre, il est rendu à cet âge où, pas encore adulte mais plus enfant, éclot la sensualité, et comporte ainsi un aspect érotique. Si le thème de l’homosexualité n’est pas véritablement abordé, que la passion du professeur se développe seulement dans la contemplation du garçon, le désir existe cependant ; ce sont bien les sens qui sont touchés et non l’intellect. Plusieurs scènes permettent de le déceler : le fait que le professeur aille chez le coiffeur pour être plus séduisant, la main qu’il pose dans les cheveux blond du garçon lorsqu’il s’imagine pouvoir aller trouver sa mère et lui signifier le danger qui plane sur Venise. Mais la séquence qui est véritablement la plus éloquente est celle durant laquelle, dans le hall de l’hôtel, Tadzio interprète au piano « Für Élise », musique que le professeur associe au souvenir d’une maison close où une prostituée la jouait aussi. Rendue par un flash-back, cette séquence est bel et bien inspirée par Eros, ce qui explique qu’elle évoque aussi la faute ; en témoigne l’air navré de Aschenbach quittant la chambre de la jeune fille.
Pour autant, l’ambiguïté ne vient pas seulement du quinquagénaire, mais aussi des attitudes, des regards, des jeux du garçon dont la sensualité est séduction. Plusieurs scènes du film sont assez convaincantes sur ce point, notamment celles qui interviennent sur la plage, durant lesquelles le jeune garçon quitte l’hôtel, lieu des conventions sociales, pour s’habiller de vitalité. Il coure avec ses camarades, joue dans le sable, se baigne… L’affection que lui témoigne un de ses amis par un baiser sur la joue nous laisse à ce titre quelque peu dubitatif. Même s’il est presque certain qu’il ne s’agisse là que d’un simple baiser parfaitement innocent, cela participe à une certaine équivoque ; et d’ailleurs, le spectateur remarquera cette équivoque sur la figure du professeur qui, à la vue de cette scène, sourit doucement avant de replonger dans sa gêne coupable. On peut aussi noter les oeillades, les sourires discrets que le jeune garçon adresse au professeur, vraisemblablement davantage par bienveillance que par séduction, et même peut-être parfois par amusement devant ce vieil homme qui parvient si mal à contenir ses sentiments. Le choix du cinéaste est à ce titre justifié au regard du sens qu’il souhaite donner à son film ; il s’agit moins de faire du professeur un marginal, ce qui aurait été le cas si Tadzio était resté totalement indifférent, qu’un être victime de la fausseté de ses idées esthétiques et morales. En outre, au-delà de cette beauté ambiguë qu’il figure, Tadzio est surtout le symbole de la force vitale que le professeur a ignoré et craint durant toute son existence, et qui lui apparaît à cet âge de la vieillesse où il est désormais trop tard pour en profiter.
La dernière scène du film, épilogue de cette adoration inavouable, est une vision hallucinée de la perfection fantasmée et lointaine, que l’âge rend intouchable. Alors que le professeur est assis sur une chaise, luttant pour pouvoir encore admirer Tadzio, une violente bagarre éclate qui oppose ce dernier à un de ses amis. Impuissant, le vieil homme assiste à la défaite de son idole, les larmes aux yeux. Le jeune homme, dépité, part en direction de la mer. Tadzio, sublime, montre ici sa première imperfection, mais la réalité ne détruit pas le fantasme. Baigné dans la lumière de l’océan, son corps frêle n’est plus qu’une silhouette sombre qui s’éloigne, et sa beauté toujours victorieuse prend une dernière pose alors que le professeur rend l’âme.
La musique : troisième protagoniste du film
Au temps de la narration, s’ajoute le temps de la musique. Et on ne pourra achever cette présentation de « Mort à Venise » sans l’évoquer. La musique, art du professeur Aschenbach, se révèle, contrairement aux assertions de ce dernier, d’une remarquable complexité, vivante et nuancée. Comme on a déjà pu l’indiquer, Visconti a retenu pour musique maîtresse des morceaux de la Cinquième Symphonie de Gustave Mahler. Musique lente et profonde, ouatée et ténébreuse qui réverbère sur le fleuve tumultueux s’agitant au fond de l’artiste. A elle seule, elle permet de saisir dès le commencement du récit l’état d’esprit dans lequel se trouve le professeur. Elle est ensuite réutilisée à mesure que croît son trouble, très astucieusement, et permet ainsi de souligner ses passions tristes.